Marylène Cahouet – La dérive sécuritaire menace-t-elle le pacte républicain?

Jean-Pierre Dubois: Je pense profondément que dans n’importe quelle démocratie, le débat est légitime, y compris sur l’étendue des droits et libertés. Ainsi, aux Etats-Unis, on considère que la liberté d’expression est sans limite, alors que dans tous les pays européens dont la France, nous avons une conception des droits et libertés qui est qu’aucun droit n’est absolu. On considère que la liberté de chacun finit là où commence celle d’autrui, que de manière générale il est normal, légitime, qu’une société concilie des droits contradictoires et des libertés contradictoires. En soi, y compris du point de vue de la Ligue des Droits de l’Homme, le fait qu’on dise « il y a des limites aux libertés » ne nous gêne pas. En revanche, dans une République démocratique, c’est-à-dire en référence à la démocratie politique et sociale, à la laïcité et à toute une série de sujets de ce genre, on doit considérer que la liberté est la règle et sa restriction l’exception. Ce n’est d’ailleurs pas une formulation très revendicative puisqu’au fond, c’est la ligne dominante de la jurisprudence du Conseil d’Etat puis du Conseil Constitutionnel sur les questions de libertés publiques.

Or il est clair que depuis longtemps maintenant, il y a une évolution à sens unique qui va toujours dans le sens de toujours plus de restriction, aussi bien des libertés que des droits sociaux, quant à leur effectivité parce qu’on pourrait se rassurer à bon compte en ne regardant que les proclamations et les déclarations formelles.

Par exemple, on pourrait dire que le Code du Travail a énormément progressé par rapport à ce qu’il était il y a trente ans, mais en réalité les lois sociales couvrent de moins en moins de salariés. Il peut y avoir des déclarations, des autorités nouvelles créées et qui, apparemment, vont dans le bon sens mais quand on regarde la réalité des choses, c’est autre chose. Les juristes anglais considèrent que les procédures de garantie des droits sont plus importantes que les proclamations de ces droits. Un droit qui n’est pas accompagné de recours, de possibilité de faire valoir son effectivité, c’est un chiffon de papier.

En France, malheureusement, sur les droits de l’Homme, nous avons souvent l’habitude de grandes déclarations qui ne sont pas toujours suivies de beaucoup d’effets. Si on juge les choses à l’aune de la réalité,(car nous ne sommes pas « angéliques » mais réalistes, contrairement à ce que disent nos adversaires), la régression est extrêmement claire.

Si on revenait par exemple à l’état de la procédure pénale et des libertés sous Georges Pompidou, on aurait l’impression que l’extrême gauche était au pouvoir à l’époque. En 1977, le Conseil Constitutionnel interdit à la police d’ouvrir les coffres de voiture ! Parce que c’est un prolongement du domicile. Avant la loi de 1970, la consommation de stupéfiants n’et pas un délit pénal. Il y a toute une série de constats qui montrent qu’on ne mesure pas à quel point les choses ont bougé. Pourquoi cette dérive sur la longue durée ? Ce serait un vaste sujet mais c’est une loi historique qu’à chaque crise sociale , les reculs de l’Etat social se payent par une progression du pénal, du répressif et des attitudes de sanction individuelle. C’est quelque chose qu’on vérifie à toutes les époques et dans toutes les sociétés. Ce n’est pas un hasard si, en 1975-76( au moment où commence une période de crise durable, avec des accalmies et des embellies, qui font que la précarité augmente sans arrêt, que l’insécurité sociale augmente), on commence à mettre en chantier la première grande loi sécuritaire dite loi Peyrefitte « Sécurité et liberté » votée en janvier 81 mais mise en chantier au Sénat en 76. Certes, je ne dirai pas que la Droite et la Gauche c’est la même chose. La Droite est plus répressive alors que la Gauche est plus attentive à la question sociale, mais en gros quand on dérape de 300 mètres à droite, on en regagne ensuite 50 à gauche. Ce qui fait qu’au terme des alternances politiques, on ne revient jamais au point de départ.

Le curseur s’est déporté du côté sécuritaire, de manière gravissime. Dire que la justice est laxiste aujourd’hui est aberrant: les peines prononcées sont deux fois plus lourdes qu’il y a 20 ans ! Le nombre de détenus a doublé par rapport à il y a 25 ans ! On tape de plus en plus fort. Il y a régression, c’est vraiment clair.

Oui, la dérive sécuritaire menace le pacte républicain. Sur beaucoup de plans.

D’abord parce que la justice a perdu du terrain au profit de la police. Les juges du siège (ceux qui sont les vrais juges, ceux qui tranchent) ont beaucoup moins de maîtrise sur le fonctionnement de la justice et les procureurs (ceux du parquet qui accusent et qui sont hiérarchiquement subordonnés aux politiques en France) sont maintenant les maîtres de l’instruction des affaires. Par exemple dans l’affaire Woerth-Bettancourt, il n’y a pas de juge d’instruction nommé. On voit très bien que le parquet, sous contrôle politique, fait ce qu’il veut. Comme le parquet est lui-même à la remorque de la police et comme la police, y compris judicia, n’est en réalité pas placée sous l’autorité des magistrats mais sous celle du Ministère de l’Intérieur, il y a un vrai problème de séparation des pouvoirs, à la fois quant au statut des magistrats et quant aux relations entre justice et police. On est dans un rapport inversé où le judiciaire est trop souvent sous la dépendance de l’Exécutif et c’est une atteinte au pacte républicain. Or l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 proclame que « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, et la séparation des pouvoir déterminée, n’a point de Constitution ». De ce point de vue, quand la Cour Européenne des Droits de l’Homme constate que « Les procureurs de la République Français ne sont pas des magistrats au sens de la Convention Européenne » parce qu’ils ne sont pas indépendants du politique, elle nous dit « Vous n’avez pas de Constitution ».

La pression sécuritaire consiste non seulement à mettre le siège sous la dépendance du parquet et les magistrats sous la dépendance de la police, mais aussi à faire régresser les garanties et les droits de la défense et à considérer que finalement l’intérêt général est totalement du côté de la répression. Sarkosy déclare qu’expliquer c’est excuser. Pour lui, tout est inexcusable… et inexplicable. Tous ceux qui sont du côté du travail social, de l’éducation, de la défense, de la prévention, du socio-judiciaire, les juges pour enfants, les magistrats qui travaillent sur la compréhension des causes… , ce sont tous des laxistes qui ignorent la cause des victimes (lesquelles sont sans cesse mises en avant). Ceux-là sont des empêcheurs de sécuriser en rond.

Toutes les réformes successives, particulièrement depuis 2002 (avec Nicolas Sarkozy, ministre depuis 2002, Président depuis 2007, acteur politique dominant dans les deux périodes)sont en vérité des « contre-réformes », c’est à dire des instruments qui sans arrêt font régresser les libertés et les droits de la défense, l’égalité des droits et le droit de chacun à un procès équitable… Un exemple: la loi dite Perben 2 qui date de 2004, a organisé tellement de régimes d’exception en matière pénale qu’aujourd’hui il y a environ 40% des affaires pénales traitées en dehors du droit commun. Il se passe avec les libertés la même chose qu’en matière de droits sociaux : quand on regarde le système officiel, on se dit « Quand même il ne faut pas exagérer, on n’est pas dans une dictature , il y a la séparation des pouvoirs, le suffrage universel, la garantie judiciaire, le Code du travail …. » Oui ! Mais on est de moins en moins dans le droit commun, et de plus en plus en régime d’exception. Il y a de plus en plus de répression et on retrouve cela dans tous les domaines.

Par exemple, la LDH  est très sensible aux questions de fichage et de nouveaux moyens de contrôle social. Il nous est arrivé de dire qu’on comprenait la création d’un fichier. Je pense en particulier au fichier FNAEG , fichage des empreintes génétiques, crée par la Gauche . Nous n’ avons pas trouvé cela choquant au départ parce qu’il était limité à la prise d’empreintes des personnes condamnées pour viols ou pour de très graves agressions sexuelles. Le problème, c’est qu’aujourd’hui le FNAEG contient déjà deux millions de personnes fichées. Aujourd’hui, si vous faites, sur la route, un dépassement en côte et que vous avez un jugement pour délit routier, on vous prend vos empreintes génétiques. Si vous refusez, vous risquez six mois de prison. Le dernier exemple en date, ce sont les « Conti » déjà condamnés à une peine d’amende dans le cadre d’un conflit social, qui ont refusé la prise d’empreintes et vont être poursuivis pour cela. On commence par des choses très cadrées et on élargit sans arrêt. Aujourd’hui, on se retrouve avec des fichiers proliférants (plus de 30 millions de personnes fichiées au STIC. Il y a un décalage croissant entre des principes qui sont toujours apparemment les mêmes et la régression en matière de garantie des droits. C’est pourquoi il faut marquer le coup. C’est le sens de la campagne que nous avons lancée il y a un an :« Urgence pour les libertés, Urgences pour les droits » avec l’idée qu’il faut arrêter d’être submergés par la réactivité. Sarkozy lance à peu près une « réforme » par semaine, ce qui fait que comme beaucoup, nous courons d’un chantier à l’autre. C’est ainsi que face aux syndicats il sature les relations sociales. On se défend sur 3 ou 4 terrains et on se fait avoir sur le cinquième. Tout est simultané: trois à quatre fois par semaine, il faut monter au front sur tel ou tel domaine. La LDH est généraliste, elle traite beaucoup de sujets. Mais comme on ne peut tout mener de front on recule tout le temps. La France est aujourd’hui un pays dans lequel es gens en majorité sont mécontents mais menacés par le défaitisme . Ils se disent « On n’y peut pas grand chose. De toutes façons, les lois seront votées et si l’opposition était au pouvoir que ferait-elle d’autre ?  »

La question majeure de la démocratie aujourd’hui, y compris en termes de pacte républicain, et pour moi le pacte républicain c’est le fonctionnement de la démocratie, c’est la question des alternatives. Nous ne sommes pas un parti, nous n’avons pas à construire un programme mais nous disons qu’il y a des alternatives à la régression des droits. Nous voulons contribuer à restituer une dimension contradictoire au débat politique. Sinon, il n’y a pas de vie démocratique effective. Nous avons donc eu l’idée de proposer à un grand nombre de partenaires un « Pacte citoyen » parce que c’est l’intervention du citoyen qui est la meilleure garantie des droits. Nous le pensons depuis notre fondation… L’idée de ce pacte c’est de dire : prenons le temps de réfléchir, ne soyons pas submergés par l’actualité, tournons-nous vers l’avenir et n’en restons pas à la critique. Nous portons les uns et les autres un jugement négatif sur les évolutions récentes, alors réfléchissons aux pistes alternatives pour dire aux citoyens : «  ne pensez pas qu’on ne puisse rien faire. On peut imaginer d’autres solutions qui seraient non seulement plus justes mais plus efficaces dans beaucoup de domaines. C’est vrai pour les droits sociaux, pour les libertés, c’est vrai dans la lutte contre le racisme et les discriminations. »

D’où l’idée de ce pacte signé à ce jour par plus de 40 organisations significatives : des syndicats ( CGT, FSU, Solidaires, syndicats de la Magistrature et des Avocats de France, UNEF, UNL, Confédération Paysanne ), des associations très diverses (la FCPE, la Ligue de l’Enseignement, la Cimade, France Terre d’Asile, Droit au Logement, l’Observatoire des Prisons…. ) Et je ne désespère pas que d’autres organisations syndicales rejoignent la dynamique, en participant à l’élaboration de propositions..

Quel est notre but? En tant que défenseurs des droits, à partir de la spécificité de chaque organisation, nous avons des propositions que nous allons afficher, à partir du pacte, sur un site dédié consultable par tout citoyen. Et nous nous adresserons aux forces politiques sauf à l’extrême droite en leur disant : « Nous vous saisissons publiquement de ces propositions pour ouvrir un espace d’alternatives et de débats contradictoires , pour retourner sur la voie du progrès des droits et libertés ».

Nous espérons bien avoir des réponses des partis politiques, des élus locaux et nationaux. Nous sommes déjà engagés les uns et les autres dans des combats avec les élus qui le veulent bien, au Parlement car il y a des lois qui nous inquiètent fort mais aussi au niveau des collectivités locales car beaucoup de questions de défense des droits les impliquent aussi. Et nous nous adresserons, le moment venu, aux candidats des diverses élections à venir. Nous publierons leurs réponses à nos propositions.

Le Pacte, avec le site qui va en porter la visibilité de manière durable, c’est un processus qui nous amènera en 2012 et même au-delà. On va pouvoir mettre en rapport ce que dit la société civile par le canal des défenseurs des droits, des associations, des syndicats, et ce que répondent les forces politiques. Cela peut contribuer à ce qu’on se détermine pas seulement sur la bonne mine d’un candidat ou sur une formule aussi vague que sonore. Cela contribuera à ce que la démocratie soit un peu plus éclairée et vivante.

Propos recueillis par Marylène Cahouet

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