Dans une sordide affaire de règlement de compte entre escrocs internationaux, la justice a considéré comme élément à charge d’un des suspects le fait qu’il ait « coupé sa ligne » de téléphone portable pendant quelques heures, « pratique habituellement constatée de la part des délinquants pour ne pas être localisés lors des infractions commises » (Le Monde, 23 avril 2021).
Aux yeux de la justice et de la police, laisser des traces numériques est de plus en plus considéré comme une obligation, ou du moins une nécessité pour ne pas apparaître comme suspect a priori. C’est d’autant plus inquiétant que la réglementation française impose aux opérateurs de téléphonie et aux fournisseurs d’accès internet la conservation intégrale des données de connexion (identité, dates et heures des communication, données de localisation) des utilisateurs pendant un an.
Le Conseil d’Etat vient malheureusement de justifier cette pratique qui remet en cause le droit à la vie privée.
Suite à une campagne et des recours de la part de plusieurs associations, dont La Quadrature du Net, la Cour de Justice de l’Union Européenne avait estimé, en octobre dernier, que cette obligation était abusive et non conforme à la réglementation européenne, et notamment la directive « vie privée et et communications électroniques » et à la RGPD.
L’arrêt rendu, suite à cet avis européen, par le Conseil d’Etat le 21 avril, est un bel exemple du jésuitisme de la justice administrative : tout en faisant mine de reprendre les restrictions imposées par l’Union européenne, la juridiction les interprète de façon à permettre au Gouvernement Français de ne rien changer, sauf sur la forme et les marges, à ce que la CJUE avait jugé attentatoire aux libertés et non-conforme au droit européen.
Ainsi, le Conseil d’Etat contourne la condition posée par la justice européenne de l’existence d’une menace grave sur la sécurité nationale en demandant simplement au gouvernement de l’évaluer régulièrement. Il suffira donc au pouvoir de dire que la « menace » persiste pour pouvoir prolonger indéfiniment cette conservation longue des données.
Plus grave encore, pour les autres motifs que l’atteinte à la sécurité nationale, il balaye l’exigence européenne de pré-identification des personnes surveillées comme présentant des risques particuliers. Il estime que celle-ci n’est pas « matériellement possible » car on ne peut « de pré-déterminer les personnes qui seront impliquées dans une infraction pénale qui n’a pas encore été commise ou le lieu où elle sera commise ». La logique du « tous suspects » ne peut pas être mieux explicitée !
Pour le reste, la juridiction donne six mois au gouvernement pour procéder à des ajustements cosmétiques des décrets concernés, en lui donnant le mode d’emploi pour que cela ne change rien aux pratiques contestées.
On ne peut que s’inquiéter de la dérive sécuritaire de l’Etat, de l’usage systématique de la notion de « sécurité nationale », aux contours flous, pour justifier des atteintes graves aux libertés individuelles, et plus encore des errements de la Justice, qui semble de moins en moins jouer son rôle de recours pour la sauvegarde des libertés.
C’est donc par l’action et la mobilisation qu’il sera possible d’en sortir.
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